L’évolution formelle de Sharp est celle de l’abandon de la lisibilité au profit de l’abstraction. Mais sa peinture reflète surtout le dépassement de l’affirmation pure et simple, et l’adoption d’un langage complexe, pétri des traditions graphiques gothiques, hébraïques, grecques et/ou égyptiennes, dont l’objet est de narrer la condition humaine, celle des hommes et des femmes du Upper East Side de Manhattan qu’il a vu vivre et mourir.
À l’aube des années quatre-vingt, à New York, le rugissement d’un train est venu clamer la naissance d’un crew majeur : Kings Arrive Sharp et son homeboy Delta 2 se sont lancé à la conquête des bêtes de métal des lignes 4 et 6, sur lesquelles ils ont peint des lettres d’une telle intensité que d’autres se sont bientôt évertués à les imiter sur les murs de la vieille Europe. La spectaculaire photographie d’Henry Chalfant publiée dans le catalogue de l’exposition consacrée à Sharp "Romance of innocence from hence we came" témoigne de cet emprunt : deux chromes suspendus au flanc d’un métro new-yorkais, en 1983, narguent tous ceux qui ont cru pouvoir prétendre avoir "inventé " telle lettre ou imaginé : "Le graffiti", dans une absence totale d’humilité. Vingt ans après cette photographie, Sharp a encore affûté le trait depuis longtemps acéré de l’ "abstract techno symbolism " dont il est l’inventeur.
L’évolution formelle de Sharp est celle de l’abandon de la lisibilité au profit de l’abstraction. Mais sa peinture reflète surtout le dépassement de l’affirmation pure et simple, et l’adoption d’un langage complexe, pétri des traditions graphiques gothiques, hébraïques, grecques et/ou égyptiennes, dont l’objet est de narrer la condition humaine, celle des hommes et des femmes du Upper East Side de Manhattan qu’il a vu vivre et mourir.
En tournant délibérément le dos à l’intelligibilité du lettrage, Sharp a pris conscience de ce qu’il peignait “à un autre niveau” (Ivor L. Miller, Aerosol Kingdom, University Press of Mississipi, 2002). Si, pour lui, le graffiti s’est formé, développé et a grandi hors de toute influence extérieure (Sharp, Gates of the ghetto, Speerstra gallery, 1993), il a usé du pouvoir du mot calligraphié pour transcrire des émotions violentes nées de la contemplation du ghetto, s’extraire de celui-ci et trouver refuge dans un ailleurs radical et totalement réinventé.
Sharp, c’est une charge contre les conventions de l’alphabet traditionnellement enseigné par le système éducatif, un mouvement vers un lettrage futuriste disant sa colère du monde. Après avoir enfreint la Règle en peignant les trains, Sharp a repoussé les limites du langage moderne. Mais avec une vision propre, pour reprendre le commentaire d’Ezo (in Ivor L. Miller, op. cit., p. 45) : transformer comme Phase 2 ou Futura sa rage pour combattre la fable selon laquelle la société pourrait s’auto améliorer, serait donc “ tolérable ”, et surtout le resterait si on devait la laisser intacte. En somme, réaffirmer la nécessité de la lutte comme les writers se réapproprient l’espace qu’ils empruntent et disent sa pauvreté esthétique. Et Henry Chalfant de rappeler, dans ses quelques mots qui disent magistralement Sharp (Sharp by Henry Chalfant, Sharp, Speerstra gallery, 2005), l’esprit du futurisme.
© Emmanuel Moyne / Speerstra Gallery