La Collection Speerstra

La Collection Speerstra réunit des œuvres emblématiques du post-graffiti new-yorkais des années 80. Cet important ensemble présente les travaux de figures incontournables et novatrices du mouvement, comme Crash, Daze, JonOne, Dondi White, Futura 2000, Rammellzee ou encore Lady Pink. La collection nous montre comment la pratique originelle du lettrage se déploie et glisse progressivement vers la figuration ou l'abstraction. Deux générations se succèdent, l'une évoluant dans les années 70, l'autre dans les années 80. Pendant cette période, les croisements de styles, de genres, d'influences entre la pratique du graffiti et les codes de l'art contemporain vont se faire de plus en plus nombreux.

 

À la fin des années 70, la ville de New York connaît une crise budgétaire. Certains quartiers se dégradent et se vident de leurs habitants. Les artistes du graffiti y trouvent le terrain de jeu idéal au développement de leur créativité. Différents styles s'affirment, les œuvres habillent les murs bétonnés et rivalisent en taille. Les signatures aux lettrages colorés se déclinent sur les bâtiments et dans les tunnels. Entretenant une image surjouée et parfois caricaturale de la célébrité, les artistes font circuler leurs noms et surnoms en recouvrant des wagons entiers du métro. Ainsi, New York devient le territoire et le vivier de jeunes talents en quête de reconnaissance qui s'approprient la cité et créent une nouvelle poétique de la ville et de la vie quotidienne. Le graffiti new-yorkais est né au cœur de la culture hip-hop et métissée. Il se caractérise par des formes codifiées et implique l'adhésion à un vocabulaire et des goûts communs. C'est aussi une manière de communiquer, de laisser la trace de son passage, de faire acte de témoignage. Dès les années 70, Henry Chalfant et Martha Cooper photographient et archivent les peintures du métro new-yorkais et vont à la rencontre de leurs jeunes auteurs. Ils popularisent le phénomène graffiti en co-éditant "Subway Art" en 1984, ouvrage qui a largement contribué à la diffusion du writing, l'art du lettrage, hors des frontières de la métropole. Les photographies d'Henry Chalfant, pièces essentielles de la Collection Speerstra, saisissent les premières réalisations de Futura 2000, Dondi White, Seen et bien d’autres.

 

Si dès la fin des années 70, la ville de New York et la compagnie des métros tentent d'éradiquer le graffiti, les marchands d'art considèrent progressivement cette pratique et tentent de l'exposer. Les artistes Lee Quinones, Seen, Futura 2000 commencent à peindre sur toile. Il devient rapidement possible de voir ces œuvres à la Fun Gallery de Patti Astor, à la galerie Fashion Moda, chez Tony Shafrazi ou encore chez Sydney Janis. Ces apparitions commerciales provoquent les premières divisions au sein du mouvement. La pratique urbaine et éphémère initiale se voit redéfinie. Cette légitimité acquise aux yeux du monde de l'art ne déplaît pas à tous. Les artistes peuvent désormais se consacrer pleinement à leur activité plastique et expérimenter de nouvelles techniques. Le graffiti urbain, en épousant la toile, devient le post-graffiti. Outre les pièces réalisées à la peinture aérosol, les artistes de la Collection Speerstra n'ont pas hésité à essayer des techniques comme le pochoir, l'affiche peinte, l'autocollant, le collage ou encore la sérigraphie. À titre d'exemple, le polyptyque Iron Horse de Crash comporte des plaques de métal, des châssis de toile, des éléments de collage. Dans ce contexte effervescent, les collaborations entre graffeurs et artistes contemporains se multiplient. Ainsi, Lady Pink, la première femme de ce milieu, entame dès 1983 un dialogue plastique avec Jenny Holzer, connue pour son engagement artistique féministe. De même, la grande toile peinte par Crash, Daze (qui partagent depuis leurs débuts le même atelier) et A One regroupe trois styles bien différents mais illustre un respect mutuel. Les pratiques communes sont pensées comme les tremplins ludiques vers des rencontres créatives. Ces œuvres collaboratives retrouvent la fraîcheur des pratiques urbaines qui fonctionnaient souvent par une accumulation d'interventions successives.
 
Peu à peu, le graffiti acquiert la reconnaissance tant des institutions que du marché. La Collection Speerstra témoigne de cette émergence, tout en invitant à redécouvrir la mémoire d'une époque, à travers des références explicites à la ville de New York. Les lettrages de Blade, Seen, Crash et Zephyr évoquent très directement le transfert opéré de l'espace urbain à la toile, en reprenant la forme horizontale des wagons de métro. Dans l'une des œuvres de jeunesse de Sharp (Sharp, 1984), on observe que l'artiste développe son propre style en s'inspirant de ses pairs. Au-delà des traditionnelles signatures des graffeurs, communément appelées blazes, transparaît un besoin de se revendiquer. Ainsi, Lady Pink affirme dans ses toiles son idée de la féminité. Elle réussit alors à prendre place dans un milieu jusque là empreint d'une image de virilité. Bien que décontextualisées du territoire urbain d'origine, ses œuvres sont le support d'une contestation. Dans la toile Exile, Daze se met en scène et livre ses doutes face au monde de l'art. D'explicites éléments autobiographiques présentent le scepticisme de l'artiste quant à la situation géopolitique européenne qu'il découvre.
 
Le graffiti s'inspire aussi de la bande dessinée et de l'affiche, sous l'influence perceptible du pop art américain. En plus de l'univers musical, le développement des comics et des dessins animés aux États-Unis constitue un imaginaire exploité et revisité par les writers. Certains utiliseront ces codes, comme Crash et Daze. D'autres s'illustreront aussi dans plusieurs types de pratiques, ainsi Rammellzee, mythique musicien expérimental, mélangera frénétiquement plusieurs activités et invente la notion de futurisme gothique, définissant l'espace urbain comme un lieu mystique et angoissant, champ d'affrontement des lettres de l'alphabet. De son côté, Futura 2000 agglomérera à son vocabulaire plastique tant des éléments de lettrages que des références à la peinture abstraite tandis que JonOne, artiste de la deuxième génération new-yorkaise, amalgame plusieurs techniques, donnant une impression de profusion à ses toiles et composant un patchwork de couleurs inspirées par ses origines dominicaines.
 
Les œuvres de la Collection Speerstra retranscrivent la mémoire du New York des années 1980. Le post-graffiti se présente comme le miroir d'une époque et d'une société, un laboratoire d'influences au carrefour de plusieurs disciplines et de différentes cultures. Ce sont là les rares sources conservées qui offrent des clefs de lecture au graffiti contemporain.
© Speerstra Collection